Il y a l’âme du monde qui aspire à la beauté, et il y a l’âme humaine qui y répond, par la création artistique à multiples facettes, par la beauté intérieure propre à une âme aimante et aimantante – beauté du regard, du geste, de la donation, qui porte le beau nom de « sainteté »

— François Cheng

Ce livre est né d’un échange littéraire entre François Cheng et une femme, dont il n’avait plus eu de nouvelles depuis trente ans. Cette mystérieuse amie l’interpelle, à l’automne de sa vie, avec ce singulier constat : « sur le tard, je me découvre une âme », accompagné d’une requête: « parlez-moi de l’âme ».

A travers sept lettres, François Cheng tente de définir « la place qu’occupe et le rôle que joue l’âme dans la constitution de notre être ». Partant du constat que l’être est régi par la triade corps-âme-esprit, Cheng s’interroge sur ce qui distingue l’âme de l’esprit.

Selon lui, l’âme est « ce qui nous permet de désirer, ressentir, de nous émouvoir, de résonner, de conserver mémoire de toute part, même enfouie, même inconsciente de notre vécu et, par-dessus tout, de communier par affect ou par amour » tandis que l’esprit est « ce qui nous permet de penser, de raisonner, de concevoir, d’organiser, de réaliser, d’accumuler consciemment les expériences en vue d’un savoir et, par dessus tout, de communiquer par échange ».

C’est, selon lui, le désir, la mémoire et l’intelligence du coeur qui donnent à l’âme toute sa puissance. Certains domaines, tels ceux de la beauté, de l’amour et de toutes le formes de création artistique relèvent en particulier de l’âme puisqu’ils nécessitent la capacité à ressentir, éprouver, s’émouvoir, communier avec d’autre êtres vivants et nourrissent notre élan de transcendance. L’âme serait donc la part la plus intime, secrète et vitale de notre être, ce qui lui donnerait une primauté au regard du destin de l’homme. Puisque c’est grâce à elle que chaque être serait à même de communier avec l’âme de l’univers.

Malgré cette primauté, Cheng prend soin de ne pas l’idéaliser. Il rappelle qu’en chaque âme, s’agitent ange et démon, en constante interaction. Si, l’expérience de la souffrance et de la mort l’ont rendue apte à s’élever et se dépasser, elle peut tout aussi bien connaitre des déviations ou perversions et céder aux pulsions destructrices.

Reste à connaitre la place et le rôle qu’occupent le corps dans cette triade. Sujet sur lequel Cheng ne s’étend guère. Tout au plus cite-t-il Hildegarde de Bingen, figure mystique du XIIième siècle : « Le corps est le chantier de l’âme où l’esprit vient faire ses gammes ».

Le corps serait-il le grand oublié dans une société où Descartes règne en maitre ? Je suis tentée de poursuivre la réflexion de Cheng et de la prolonger au corps. Pour réhabiliter sa place, pourrait-on le percevoir comme un guide privilégié pour appréhender l’âme ? C’est à travers des ressentis éminemment corporels que l’âme se laisse connaître. Chaque émoi trouve une résonance dans le corps. Lorsque l’âme s’élève, le corps vit une sensation de dilatation, de chaleur ou de lumière. Lorsqu’elle s’égare, le corps peut ressentir une forme de dégoût, d’atrophie ou de vacuité. Ces signes du corps ne sont-ils pas à même de se révéler de précieux repères dans notre quête terrestre ?

Quête de l’essentiel ou de la beauté de l’âme, ce que Cheng désigne par « bonté » est d’une exigence extrême: « les chercheurs du vrai et du beau savent que sur la Voie, la souffrance est un passage obligé par lequel on peut atteindre la lumière ».

Et cette magnifique conclusion « A la fin, il reste l’âme. En chaque être, le corps peut connaitre la déchéance et l’esprit la déficience. Demeure cette entité irréductible, palpitant là depuis toujours, qui est la marque de son unicité ». Cette unicité, Cheng la relie au Souffle primordial et, par ce lien, elle a vocation à l’unité.

Je ne peux m’empêcher, à l’issue de cette lecture, d’être titillée par l’étrange similarité entre les trente années s’étant écoulées entre la dernière rencontre de Cheng avec son amie et la reprise de leur correspondance; et les trente années séparant le premier regard que le héros de “L’éternité n’est pas de trop” (autre livre de Cheng chroniqué sur ce blog) a échangé avec la femme qu’il semble avoir toujours aimée et leurs retrouvailles. Serait-ce hâtif ou osé d’en déduire que Cheng s’est inspiré de lui-même pour construire le héros de “L’éternité n’est pas de trop” ? Celui-ci déclare, en clôturant son livre “De l’âme”, qu’il ne peut s’agir que d’amour entre sa correspondante et lui-même.

En soi, peu importe. L’essentiel est ailleurs. En particulier, dans ces délicates distinctions que François Cheng opère et unifie par son propre travail d’orfèvre, rencontre lumineuse entre son esprit et son âme.

Pour prolonger la réflexion:

  • Quel est le canal artistique de prédilection qui fait vibrer votre âme ? La peinture ? La littérature ? La musique ? Le cinéma ? Le théâtre ? La danse ? La nature ? … (il est intéressant de noter que l’“âme” ne vibre pas de la même intensité face aux différentes formes artistiques et que nous avons tous des voies privilégiées distinctes pour atteindre cette vibration).
  • Avec certaines personnes, on se sent connecté par l’esprit; avec d’autres, par l’âme. Aviez-vous déjà opéré cette distinction ? (Je la trouve personnellement passionnante car elle me permet de comprendre que je peux adhérer au raisonnement intellectuel de quelqu’un mais pas nécessairement à ce qui émane de lui).
  • Avez-vous déjà eu le sentiment de vivre un élan de transcendance ou, à l’inverse, de perdre votre âme ?
  • Pouvez-vous associer des ressentis corporels à ces instants ?
  • Comment ces ressentis corporels associés aux mouvements de l’âme peuvent-ils être des guides privilégiés dans notre vie terrestre ? 

JOAN MIRO (QUI AVAIT DÉJÀ TOUT COMPRIS DES LIENS ENTRE LE CORPS, L’ÂME ET LA CRÉATION ARTISTIQUE).