La sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations; elle est un idéal vers lequel tendre, elle montre la voie

— Mona Chollet

A travers l’histoire des chasses aux sorcières, Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique, étudie comment le passé a façonné notre monde et, en particulier, la manière d’être une femme dans la société actuelle. De peur qu’elles occupent une place trop importante dans la sphère sociale, des lignées de femmes furent la proie de déchainements de violence. 

Intimées à se faire discrètes, dociles et soumises, les femmes ont intégré au plus profond d’elles-mêmes un doute sur leurs capacités, compétences et légitimité. Cette appréhension de la condition féminine aurait façonné en profondeur les normes de comportements féminins. Un simple exemple cité par Charles Pépin dans le podcast Réelles en donne une parfaite illustration: une femme ne postule à une annonce qu’à condition d’avoir 130 % des compétences requises tandis qu’un homme le fait avec 70 %.

Si les femmes actuelles ne se sentent plus nécessairement soumises à cette injonction de docilité, nombre d’entre elles – et Mona Chollet en fait partie – sont habitées par ce doute permanent sur elles-mêmes.  Et si ce manque de conviction en notre légitimité prenait sa source dans cet héritage si lourd et souvent méconnu de la longue oppression subie par les femmes ?  C’est la thèse défendue dans cet essai.

La sorcière, figure de proue du féminisme

Avec son livre, Mona Chollet s’inscrit dans la lignée des féministes qui, déjà dans les années 60 ont fait de la sorcière leur icône: « La sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations; elle est un idéal vers lequel tendre, elle montre la voie ».

Invitée au micro de Lauren Bastide (podcast féministe La Poudre), sur le plateau de la Grande Librairie, sur France Culture, Mona Chollet occupe depuis quelques mois l’espace médiatique.  Elle y explique qu’au départ, son essai visait à étudier la question de l’âge et celle du refus de maternité, et qu’elle l’a, par la suite, étendu à celle de l’indépendance féminine.  Elle explore ainsi trois figures de femmes qui ont en commun le désir d’avoir une vie à elles

  • la femme indépendante (la femme veuve ou célibataire qui n’est donc plus ou pas assujettie à un homme),
  • la femme volontairement sans enfant,
  • la femme vieillissante.

Si, comme moi, vous n’êtes pas spécialiste de la question féministe, un bref détour par son histoire permet de s’interroger sur la place qu’y occupe la pensée de Mona Chollet.  L’histoire féministe se découpe en trois vagues: la première (fin XIXième siècle) tend à rendre les hommes et les femmes égaux devant la loi (via, notamment, le droit à l’éducation, le droit au travail, le droit de vote); la deuxième (fin des années 60) dénonce le rapport de domination exercé sur les femmes (à travers le patriarcat et le sexisme) et s’articule autour des revendications liées au contrôle de leurs corps par les femmes (avortement et contraception) tandis que la troisième, entamée depuis les années 1990 donne libre cours aux revendications des femmes issues de groupes minoritaires et des minorités ethno-culturelles.

Trois vagues pour rendre compte de trois types de revendications distinctes. Ce qui m’amène à m’interroger sur les revendications de Mona Chollet.  Que revendique-t-elle au juste ?

  • le droit d’avoir une vie à soi,
  • l’émancipation du regard social,
  • le respect de ses choix de vie,
  • le respect de son corps
  • la revalorisation de la femme « hors norme » (célibataire, sans enfant, âgée)

Aussi légitimes soient-elles, ces revendications prennent le ton – suis-je la seule à le penser  ? – d’une certaine animosité ? C’est ce que j’ai cru percevoir dans l’ouvrage de Mona Chollet.

Un livre à charge ? 

Côtoyer un auteur pendant plus de deux cent pages, c’est se laisser imprégner de son esprit, de ses émotions et de son âme. J’avais espéré un discours interrogeant sereinement la condition de la femme actuelle au regard de son héritage historique et je fus happée par une verve empreinte d’agressivité.  Mais peut-on rester sereine face à la condition de la femme, me direz-vous ? Surtout lorsque l’on en est une ? La subtilité serait de s’interroger sur la manière de poser le débat tranquillement en évitant une prose hystérisante. Ecueil auquel je n’échappe peut-être d’ailleurs pas dans cette chronique.

Tout est une question de sensibilité et la mienne côtoie avec un certain malaise une forme de militantisme où défendre une idée nécessite forcément d’en dénigrer la vision inverse.

Chollet s’en prend aux femmes, asservies à leurs enfants ou à leur mari, ayant forcément renoncé à leur toute puissance; aux hommes, cette lignée de bourreaux du corps et de l’esprit des femmes; aux médecins – masculins, faut-il le préciser – dénués d’humanité. Dénoncer les injustices, les préjugés et le poids du conditionnement social est salvateur, mais amputer sa pensée d’exemples contraires (ou leur donner si peu d’importance qu’ils en semblent anecdotiques) dénote une vision orientée de la question. 

Je suis sortie de ce livre, animée de colère. Colère, forcément, contre « tous ceux » qui « nous » oppriment au grand jour – sans que nous en ayons forcément conscience – mais aussi colère contre ces injustices qui se glissent si insidieusement dans notre quotidien qu’elles en sont invisibles et pénètrent pourtant tout autant notre inconscient.

Plus pernicieusement, c’est aussi de la colère contre moi-même que j’ai ressentie: me suis-je perdue dans la maternité ? suis-je asservie à mes enfants ? serais-je forcément à vie dépossédée de ma puissance parce que j’ai enfanté ? me suis-je amputée de toute possibilité de vocation en donnant la vie ? Bien malgré moi, la colère de Mona Chollet a déteint sur moi.  Qui sait, peut-être sera-t-il le carburant de mes succès futurs ?

En faisant l’apologie d’un certain modèle de femme: indépendante, intrépide, toute puissante, Mona Chollet n’échappe pas à une forme de dénigrement – oh, paradoxe, dénigrement qu’elle dénonce justement à l’égard des femmes « hors normes », comme elle – à l’égard des femmes ayant choisi de vivre en couple et, surtout, d’avoir des enfants.

Pourtant, la réalité que je vis est toute autre. A travers la maternité, j’ai pu toucher la part la plus vulnérable de moi et y puiser ma toute-puissance. Ce n’est pas seulement mon corps qui s’est ouvert, mais mon âme. Ce que je suis aujourd’hui, je le dois en grande partie à l’expérience de la maternité.

Je ne ressens pas dans la manière dont Mona Chollet pose le débat une invitation à la sororité: « Certaines (femmes), cependant, qu’elles vivent avec les hommes ou pas, qu’elles se sentent ou non requises par une vocation, trouvent un autre moyen d’échapper à l’engloutissement dans le rôle de la servante dévouée: ne pas élever d’enfants; se donner naissance à soi-même, plutôt que transmettre la vie; inventer une identité féminine qui fasse l’économie de la maternité ».

L’alternative ainsi posée a peu de chances de susciter la solidarité entre les femmes et me semble plus à même d’alimenter le dénigrement et une certaine forme de haine de l’autre.

Comme le dit si bien Delphine Horvilleur (femme rabin française) au micro de Lauren Bastide: « Dès qu’on réintroduit de la complexité, à mon sens on réintroduit de l’oxygène dans le débat ». La complexité implique d’éviter d’emprisonner les femmes dans un choix absolument terrifiant pour elles.  Elle implique d’inviter chacune à concilier une multitude d’identités et à ne s’en réduire à aucune. Evidemment, la femme ne doit pas se réduire à son identité de mère et pour peu qu’elle en soit consciente, elle doit être encouragée à développer une vie à elle.  Mais je doute que c’est en étant étiquetée de « servante dévouée » qu’elle y parviendra.  Ou, peut-être que si.  Mais sa motivation sera teintée d’une certaine revanche à prendre, ce qui me semble moins serein que si elle avait été invitée à s’enquérir de sa vocation, à travers l’exploration de son désir profond.

Ne se trompe-t-on pas de combat ?

Ce qui m’amène à cette question: ne se trompe-t-on pas de combat ? L’idée n’est-elle pas d’encourager la solidarité féminine, la solidarité tout court d’ailleurs ?

Celle-ci passe selon moi, notamment, par deux aspects: le respect de l’autre et le déploiement de son potentiel.  

Ce qui me frappe, c’est la violence qu’engendre ce débat sur la maternité.  Je suis entourée de femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’enfants.  Toutes témoignent de la violence des propos qui leur sont adressés (« ta vie n’a pas de sens sans enfant »; « tu changeras d’avis », « un jour, tu le regretteras », etc.). Cette violence est le fait, principalement, d’autres femmes. Comme si, être confrontée à une « autre » qui assume un choix radicalement contraire au sien est à ce point déstabilisant que toute réplique se teinte de réprobation.  N’y a-t-il pas là une forme de jalousie face à cette autre qui assume si pleinement son désir de liberté ? A l’inverse, je retrouve la même forme de dénigrement dans les propos de Mona Chollet à l’encontre de ces femmes « fondues » dans l’asservissement à d’autres. 

Ne serait-on pas inspirées de s’offrir un peu plus de respect mutuel ?

Le second aspect, propice à nourrir la solidarité féminine, est de veiller aux femmes de notre entourage en les encourageant à s’interroger sur leur vocation, le sens de leur vie, leur désir profond. Qu’elles aient des enfants ou pas d’ailleurs, puisque les formes d’asservissement ne sont pas l’apanage de la maternité (le travail en est une tout aussi « à risque » que la maternité).

Même si ce n’est pas de cet élan-là que se nourrit la thèse de Mona Chollet, c’est ce que je décide de retenir de son livre : l’importance de naitre à soi-même, d’avoir une vie à soi, d’identifier sa vocation, de la poursuivre et la questionner inlassablement: suis-je fidèle à moi-même?, suis-je fidèle à mon désir ?

Un sujet sur lequel il m’est impossible de me taire

Au-delà de la question de la maternité, du célibat ou de l’indépendance, c’est celle de l’assujettissement qui me questionne. Un enfant ou un compagnon ne sont pas les seules formes d’asservissement à risque. Notre société actuelle en connait une multitude qui valent aussi bien pour les femmes que pour les hommes: le travail, l’image, les conditions de vie précaire, la race, le poids de l’histoire familiale, l’éducation, les injonctions sociales, etc… je n’ai pas l’ambition d’en faire une lise exhaustive ce qui serait de toute façon impossible.

L’assujetissement qui m’interpelle à titre personnel est celle du cadre de référence. On se définit en fonction d’un système de référence (notamment professionnel et de formation) qui semble légitimer – ou non – la réflexion. A tort ou à raison, je continue de m’interroger sur ma légitimité (on y revient à ce fameux sentiment d’illégitimité si féminin) dans ma démarche d’écrire des chroniques en dehors de tout cadre et, pis encore, en lien avec le développement personnel. C’est comme si, lorsque j’évoluais en terrain académique (j’ai fait de la recherche en droit), ma pensée avait plus de valeur car légitimée par le cadre dans lequel elle se déployait et par la matière (le droit).  Elle était, évidemment, également légitimée par la reconnaissance de mes pairs.

Je me suis délibérément affranchie de tout cadre de référence.  Aujourd’hui, sans que cela fut un choix conscient, j’ai créé mon propre cadre d’expression. Point de revue juridique dans laquelle publier, point de supérieur pour me relire, point de colloque où exposer ma pensée.  Privée de ce cadre universitaire si prestigieux, je me sens presque discréditée.  Pourtant, c’est le même esprit, la même identité – voire, même, une identité plus évoluée, qui réfléchissent et questionnent.  Serais-je plus légitime si j’écrivais dans la presse ? C’est ce que me donnent à penser les réactions de mon entourage.  Dés que l’un de nous apparait dans les médias, fleurissent les louanges peu importe finalement la qualité de l’intervention; la simple présence médiatique se suffit à elle-même.  Y est presque immédiatement associée une aura, preuve irréfutable d’un surcroit de neurones.

J’ai adoré les développements que Mona Chollet fait sur les domaines de compétence si différents que la société assigne aux femmes et aux hommes, et qui sont si différemment valorisés, « de sorte que les premières se retrouvent plus souvent en situation d’être bêtes ».  Elle en conclut « on finit par intégrer ce regard sur soi, cette évidence de sa propre inanité, de sa propre incompétence ». Personnellement et malgré tout le sens que j’y trouve, je continue à ressentir une forme de honte à m’être reconvertie dans le « domaine du développement personnel » de même qu’à devoir me relier au terme de « coach »; deux qualifications peu valorisées (à mes yeux ou aux yeux de la société ?).  Et, cette honte, ma honte, je ne la trouve pas juste.  Je devrais au même titre que lorsque j’évoluais dans le cadre universitaire, me sentir légitime et qualifiée car « Je » ne s’est pas appauvri de la seule privation d’un titre académique. 

Conclusion

Mona, pour une femme qui revendique son non désir d’enfant, vous m’avez bien inséminée.  Reste à savoir si je compte avorter ou non.  

J’ai un aveu à vous faire: j’aime les livres qui me transcendent, me tirent vers ce que François Cheng qualifie de “bonté”.  C’est ce que je décide de retenir de votre essai: une invitation à cultiver pour soi et son entourage l’importance d’avoir une « vie à soi » et d’y convier la connaissance et la conscience de soi comme pierres angulaires de cette démarche.  C’est ce que j’appelle être une femme d’envergure.

Questions pour prolonger la réflexion

  • Comment l’histoire de la chasse aux sorcières et, à travers elle, les tentatives d’anéantissement des femmes puissantes et indépendantes, façonne-t-elle votre manière de penser et d’appréhender le monde ?
  • Consciente du poids de l’histoire sur la condition féminine, comment peut-on retrouver une certaine liberté comportementale et de pensée ?
  • Le coeur de votre identité est-il lié à votre compagnon et/ou à vos enfants ?
  • Quel modèle de femme incarnez-vous pour vos enfants (si vous en avez):
    • celui d’une femme assujettie, dont le rythme de vie est dicté par celui de ses enfants, qui mange les restes, se sacrifie pour le dernier biscuit; bref qui leur envoie le message subliminal qu’ils sont plus en droits qu’elle d’exister ?
    • celui d’une femme qui n’a pas sacrifié son envie de puissance sur l’autel du mariage et de la maternité ?
  • Comment se revaloriser en tant que femme ? Comment arrêter de se sacrifier ? de se soumettre ?
  • Où en êtes-vous de votre ambition personnelle ?
  • Est-ce qu’avoir des enfants empêche de réaliser sa vocation ? ou, au contraire, peuvent-ils jouer le rôle de catalyseur à l’ambition personnelle ?
  • La maternité ou son refus sont-ils des choix conscients, librement consentis ? ou sont-ils dictés par la pression sociale ? 

Pour aller plus loin: