“Ma vie et mon oeuvre sont identiques, l’une est l’autre.
Ma vie est en quelque sorte la quintessence de ce que j’ai écrit et non l’inverse.”

— C. G. Jung

Carl Gustav Jung a longuement hésité avant d’accepter la proposition qui lui était faite par l’éditeur Kurt Wolff, de rédiger son autobiographie – ou plutôt, de faire rédiger celle-ci, à la première personne, par sa secrétaire Aniéla Jaffé. Lorsqu’il souscrit finalement à ce projet en 1957, quatre ans seulement avant sa mort, ses réticences à se livrer au sujet de sa vie personnelle seront rapidement oubliées pour laisser émerger une véritable nécessité intérieure à se replonger dans les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse : ce travail de remémoration lui permet d’apporter une clarté nouvelle sur les événements qui dès son plus jeune âge ont déterminé le destin peu commun qui allait être le sien, celui d’un “inconscient qui a accompli sa réalisation” ainsi qu’il le qualifie dès la première ligne de l’ouvrage. Il ne faudra toutefois pas chercher dans son livre, met-il en garde le lecteur, la chronique d’une époque ou un compte-rendu précis des événements, rencontres et voyages qui ont jalonné sa vie ; ce qu’il va chercher à rendre, ce sont les événements intérieurs dont ils ont été l’occasion, ceux par lesquels “le monde éternel a fait irruption dans le monde éphémère”.

Cette déclaration d’intention ne surprendra pas de la part d’un homme dont toutes les forces furent vouées à l’exploration de l’esprit humain. Et dès le récit de sa petite enfance, passée dans un tranquille village suisse où son père  exerce la profession de pasteur, il apparaît que C. G. Jung porte la marque d’un esprit d’une intériorité peu commune : il est très tôt mis en contact, par le biais de ses intuitions et de ses rêves, avec un principe divin qu’il côtoie comme un mystère qui le dépasse et l’englobe tout à la foi et qui a bien peu en commun avec le Dieu que vénère son père dont la foi conventionnelle va très tôt inspirer à Jung un profond scepticisme.

Cette grande réceptivité aux phénomènes d’ordre spirituel déterminent en lui ce qu’il qualifie comme une seconde personnalité, en tension constante avec sa personnalité “numéro un”, qu’anime quant à elle un esprit rationnel. C’est cet esprit scientifique qui déterminera son choix, au terme de ses années de collège, de s’orienter vers la médecine, quelle que fût par ailleurs son attirance pour la philosophie et la théologie. Ces deux versants opposés d’un désir de comprendre qu’il qualifie lui-même de proprement démoniaque trouveront finalement l’occasion de se rejoindre alors qu’il aborde en dernière année de médecine le cours de psychiatrie et qu’il découvre avec cette spécialité le champ d’études qui lui permettra de concilier l’esprit cartésien et l’esprit religieux qui cohabitent en lui.

Lorsqu’il commence sa carrière de thérapeute dans les dernières années du 20e siècle, la psychiatrie est encore une science relativement fruste, dans laquelle le praticien se contente de poser des diagnostics sans s’intéresser à ce qui a pu provoquer ou favoriser, dans l’histoire du patient, le développement de la maladie mentale. Jung est par ailleurs l’un des seuls à s’intéresser aux aspects psycho-thérapeutiques du traitement de la psychose là où la plupart de ses collègues considèrent les malades comme des cas cliniques qui se trouvent “résolus” une fois le diagnostic posé. Cette conception de la psychiatrie rapproche rapidement le jeune médecin des thèses de celui qui deviendra son maître à penser : Sigmund Freud. “L’homme de Vienne”, qui est encore à cette époque traité en véritable paria parmi les cénacles académiques, exercera une profonde influence sur Jung qui s’inspirera de ses méthodes d’analyse du rêve et des expériences d’associations pour accéder à l’inconscient de ses patients. Dans cette partie de ses mémoires consacrée à sa pratique médicale, Jung livre le récit de quelques cas cliniques particulièrement impressionnants qui démontrent l’efficacité de la méthode psychanalytique comme voie d’accès aux causes inconscientes des maladies mentales. Bien que Freud aura un temps l’ambition de faire de Jung le légataire de sa pensée, le divorce finira par intervenir entre les deux hommes au moment où ce dernier développe et expose sa notion d’inconscient collectif qui postule une structure héréditaire et historique de la psyché en opposition avec l’interprétation strictement personnelle que Freud donne aux manifestations de l’inconscient, et avec la valeur quasi divine accordée par le père de la psychanalyse à la sexualité.

Sans trop entrer dans la spécificité de la psychologie jungienne, à laquelle ce livre ne constitue au mieux qu’une introduction, il a été fascinant pour moi de découvrir à quel point cette pensée repose sur une conception holistique de la nature de l’esprit, où science et spiritualité, loin de s’opposer, ébauchent le contour d’une réalité psychique inépuisable, à l’égard de laquelle Jung est animé d’un désir de compréhension qui n’exclut pas un respect d’ordre religieux. C’est toute la richesse de cette théorie, présentée ici selon la perspective de son élaboration historique, que cette biographie donne le désir de découvrir. Il semble que Jung soit parvenu à concilier l’approche empirique de la méthode scientifique et un sens profond du mystère, qui lui permet de traiter de sujets aussi suspects pour un esprit occidental que celui des phénomènes occultes, sans pour autant passer pour un charlatan ou un illuminé.

Toute sa vie, Jung fut en effet confronté à des visions prémonitoires et à d’autres phénomènes parapsychologiques qu’il intégrera dans sa conception de la psyché humaine. N’apparaît comme surnaturel, écrit-il, que ce qui excède une conception matérialiste du monde ne  tenant pour réel que ce qu’elle peut expliquer. Est particulièrement troublant à cet égard le chapitre où il relate la confrontation qu’il a réalisée avec son propre inconscient, à l’époque de la première guerre mondiale au cours de séances qui s’étalèrent sur plusieurs années. Il se trouvera par cette expérience (dont il est difficile de saisir pour le lecteur la nature matérielle exacte) mis en contact d’images et de contenus autonomes de son inconscient qui constituent, écrit-il, les manifestations de la psychose telle qu’elle se présentent chez ses patients. Il tirera de cette expérience dangereuse, aux limite de la folie, le matériel qui alimentera toute son oeuvre future.

Ainsi, s’esquisse, au fil des pages, une conception de la psyché humaine à travers laquelle le lecteur réalise avec une sorte de vertige la profondeur du monde mental qui gît en chacun de nous et où voisinent dans un équilibre complexe et fragile des zones de lumière crue et d’ombre profonde. Il m’a pour ma part permis de réaliser la profonde insuffisance de mes représentations à ce sujet et, en particulier, ma méconnaissance du rôle joué par l’inconscient. Je ne pouvais jusqu’ici entendre quelqu’un gloser sur ses rêves sans en éprouver aussitôt un indicible agacement, tant la matière des songes me semblait trop aléatoire et mouvante pour servir de base à une interprétation psychologique qui révèle autre chose que les désirs et la fantaisie de l’interprète. L’expérience clinique dont témoigne Jung prouve pourtant leur importance comme voie d’accès à ce monde intérieur qui nous échappe et qui constitue la seconde moitié de notre âme (ou, plus proprement peut-être, l’océan inconnu qui berce l’îlot de notre conscience).

Au fond, cette lecture s’est révélée pour moi une puissante incitation à prendre au sérieux le monde de l’inconscient et à chercher en lui la voie d’accès à une connaissance de Soi plus large, condition nécessaire “d’une vie vécue dans sa totalité” à l’instar de celle dont Jung nous livre le récit.

Aymeric Terlinden 

Quelques questions pour vous aider à aller plus loin:

  • Quel intérêt présente l’exploration de l’inconscient ?
  • En quoi l’inconscient est-il une voie d’accès à la connaissance de Soi ?
  • Comment, concrètement, l’exploration de l’inconscient peut-il influencer votre vie ?

Et si vous “tombez en amour” pour Jung, la Société Belge de Psychologie Analytique organise des cycles d’initiation à la pensée jungienne.

Ecrire un livre est toujours, pour moi, une confrontation avec le destin. Il y a toujours, dans l’acte de création, quelque chose d’imprévisible et je ne peux rien fixer ni prévoir à l’avance. Ainsi l’autobiographie prend d’ores et déjà une direction autre que celle prévue au départ. C’est par nécessité que j’écris mes premiers souvenirs. Si je m’en abstiens un seul jour, des malaises physiques surviennent. Dés que j’y travaille, ils disparaissent et mon esprit devient lucide.

— C. G. Jung