On ne se défait jamais véritablement d’une histoire ancienne qui a pris de la place dans notre vie. Les souvenirs s’effacent, les oublis sont nombreux, mais il reste toujours quelque chose de vivant à la croisée de nos pensées 

— Jean Van Hemelrijck

 

Autour de moi, certains couples se séparent.  J’ai réalisé qu’il m’était impossible de mesurer les enjeux psychiques d’une séparation sans l’avoir vécue moi-même (comme la plupart des évènements difficiles de la vie, du reste).  Le risque est grand de sous-estimer ou de banaliser.  Cela m’a donné envie de lire sur ce sujet. C’est ainsi que j’ai découvert cet ouvrage.

« Mal séparation »: ce néologisme, inventé par l’auteur, renvoie à la situation des couples qui ne parviennent pas à se séparer.  Ils ont glissé de l’amour à la haine et inventent une nouvelle manière de « faire couple ».  En alimentant la colère envers l’autre, ils maintiennent son existence, ce qui leur évite de se confronter à l’absence, au vide et à la perte.  Comme si une part d’eux-mêmes refusait de laisser partir la personne aimée.

C’est à partir de ce constat que Jean Van Hemelrijck, psychothérapeute bruxellois et enseignant à l’ULB, construit son ouvrage sur les couples en situation de rupture. 

Une séparation comporte deux dimensions: physique et psychique. La séparation psychique est un processus long et complexe car « l’autre vit en nous sous forme de traces, de mémoire, d’oublis, de joies et de douleurs, d’élans, de colères ».  C’est pourquoi un couple ne cesse pas d’exister au jour de la rupture. 

Défaire le lien qui nous unit à l’autre doit, idéalement, se faire dans la lenteur, une réflexion commune et un échange de paroles. A défaut, la rupture présente une menace réelle pour l’intégrité psychique: quand l’autre part, c’est une partie de nous-même qui part avec lui tandis qu’une part de lui reste avec nous.

Un désenchantement qui se profile

Jean Van Hemelrijck définit la relation de couple, amoureuse et sexualisée, comme « une danse relationnelle qui se construit sur un mouvement réciproque ». La vie de couple se ponctue d’actes anodins comme se lever, s’habiller, se dévêtir, se laver, partir, rentrer, se nourrir, se soigner, etc.  Ces rituels se révèlent de précieux indicateurs sur la santé de la relation amoureuse. Le temps, l’usure, la fatigue ou l’existence d’un tiers peuvent amputer le quotidien de ces gestes de tendresse et d’amour. Un éloignement subtil des corps est le signe que l’on commence à se désaimer. Un des partenaires arrête de danser. Cette rupture du mouvement amorce la fin de la coconstruction du lien et marque le début d’une désynchronie dans le couple. Le processus de séparation, inévitablement long et complexe, est enclenché.

Jean Van Hemelrijck distingue trois types de ruptures: la “rupture par usure” (liée à la lassitude), “par désillusion” (liée à la découverte d’une part occulte de l’identité du conjoint) et “par brutalité” (liée à la violence psychique suscitée par la vue directe d’un comportement répréhensible de son conjoint, comme une trahison conjugale).

La dimension mythique du couple

Le couple se raconte pour donner un sens à la rencontre et la soustraire au hasard. L’histoire d’amour s’ancre sur un mythe fondateur, nourri d’indices tentant à montrer que les partenaires étaient faits l’un pour l’autre.

La séparation marque la fin du mythe. Le désenchantement s’accompagne d’une exploration du passé au cours de laquelle les partenaires tentent de retrouver les indices qui auraient pu leur faire comprendre que le processus de fin était enclenché.  Un mot, un ressenti, un regard; autant de détails perçus mais négligés par le partenaire, contraint d’admettre sa responsabilité dans la défaite de son couple.

De même que le début de l’histoire d’amour a eu besoin d’être répétée, sa fin va être racontée à plusieurs reprises, en espérant que l’entourage démontre que le mythe n’était pas qu’un vaste mensonge. L’enjeu est d’éviter que le traumatisme lié à la fin de l’histoire ne fasse sombrer dans l’oubli les années marquées par la joie, l’exaltation et le désir.

Fonctions d’un couple et dangers liés à leur disparition

Le couple remplit une fonction à trois niveaux : corporel, temporel et psychique. Examiner les dangers qu’induit une séparation sur ces différents plans permet de comprendre le mécanisme de « malséparation ». Maintenir le lien en le nourrissant de conflit peut, dans certains cas, sembler préférable à l’effondrement que suscitent l’absence du corps de l’autre, la perte de repères temporels ou la confrontation à soi-même.

a) Fonction corporelle du couple

Habiter son corps: telle est la première fonction du couple. A travers la sexualité, la sensualité et l’intimité, les partenaires investissent leurs corps, en découvrent les ressentis, en dessinent les contours. Le corps occupe une place centrale dans la rencontre avec l’autre.

Lorsque la séparation confronte le corps de l’un à l’absence du corps de l’autre, c’est à la destruction de leur espace vital que les partenaires assistent.  Les corps évoluaient au sein d’un espace intime qui se voit amputé du regard de l’autre. Le rapport à son corps s’en trouve profondément affecté.

Afin de maintenir une « relation de corps à corps », certains couples basculent en « malséparation » et remplacent les caresses par les griffes; le désir par la rage.  La danse relationnelle est maintenue.  « Le corps de l’autre reste un partenaire actif dans le rapport au monde ».

b) Fonction temporelle du couple

Tenir compte de son partenaire contribue à construire son rapport temporel au monde. La gestion du temps en couple nécessite une coconstruction permanente avec l’autre. La séparation entraine un dérèglement de l’horloge relationnelle. 

c) Fonction psychique du couple

Le couple remplit également une fonction psychique, celle d’apaiser les doutes, questions, difficultés ou souffrances. La séparation entraine la perte du « protecteur psychique ». Les vieilles blessures qu’on pensait guéries s’ouvrent à nouveau. Pour éviter cette confrontation à soi-même, la « malséparation » se présente comme une stratégie séduisante. En maintenant l’attention sur l’autre, je le garde dans mon psychisme et me décentre, par la même occasion, de mes difficultés.

Comment affronter psychologiquement la séparation ?

Si le couple a eu besoin de se raconter une histoire pour ancrer sa rencontre sur « un mythe fondateur » et lui donner ainsi un sens, il a également besoin de se raconter une « histoire de désamour » lorsqu’il se sépare.  

L’objectif est de donner un sens à la rupture, d’en comprendre les prémisses, de réaliser qu’il s’agit de l’aboutissement d’un processus bien plus ancien et, idéalement, d’assumer sa part de responsabilité dans la défaite du couple.  

Ecrire cette histoire de « désamour » se fait à deux. Jean Van Hemelrijck préconise de s’ouvrir à un espace de rencontre où les partenaires échangent sur ce qui se passe, sur ce qui s’est passé et ce qui va se passer. L’auteur insiste sur l’importance d’inscrire le processus de séparation dans la durée, de prendre le temps de ressentir à deux la séparation.

Cette proposition inédite de recourir à un thérapeute pour vivre en conscience la séparation vise deux objectifs: éviter que les enfants endossent le rôle de messager (si les parents ne se parlent plus) et échapper au conflit comme stratégie inconsciente de maintien du lien.

Il ne faut pas oublier. Au contraire, il « faut se souvenir, emporter avec soi tous ces bons moments que l’on a vécus ». Cette histoire d’amour et de « désamour » est essentielle à l’équilibre psychique.

Les enfants impliqués

Selon Jean Van Hemelrijck, l’abandon de la procédure de divorce pour faute a entrainé un glissement du combat conjugal (homme-femme) vers celui parental (père-mère).  Le danger est que les enfants se voient instrumentalisés dans un combat qui n’est pas le leur.

Cet auteur préconise de suivre trois étapes afin de limiter les dégâts occasionnés aux enfants: dire (expliquer le processus de séparation aux enfants tout en veillant à les préserver des arrangements financiers et de la sphère intime du couple); protéger (faire comprendre aux enfants que la responsabilité de la séparation incombe uniquement à leurs parents) et contenir (faire comprendre aux enfants qu’ils n’ont pas la puissance de réunir leurs parents séparés; rêve qu’ils n’abandonneront jamais complètement).

Les familles dans lesquelles la séparation limite les dégâts pour les enfants sont celles qui autorisent les enfants à parler tant de leur vie d’aujourd’hui que de celle d’hier. Le passé peut être dit. Il n’est pas renié, ni vécu comme un échec ou une erreur. Si l’enfant a peur de blesser son parent en le replongeant dans le passé, il va rapidement apprendre à se taire, ce qui risque de lui coûter cher sur le plan psychique. 

L’entourage… et à tous ceux qui jouent dans la pièce

L’entourage remplit deux fonctions: soutenir moralement ainsi que contenir et légitimer le flot d’émotions

Dans un premier temps, l’entourage doit écouter la souffrance et les inquiétudes. Si celui qui se confie a besoin de dire et répéter, offrons-lui cet espace où il va ressasser les mêmes phrases, images, griefs. C’est un processus vital car cela lui permet de se protéger de la perte qu’il vit. Valider cette démarche en lui disant simplement qu’il a le droit de répéter et que vous êtes à l’écoute. Offrir cet espace-temps de présence et d’écoute est sans doute le cadeau inestimable que l’entourage peut donner.

Ensuite, les proches doivent tenter de contenir les débordements afin d’éviter une éventuelle perte de contrôle que risque d’engendrer la violence des émotions (colère, rage, agressivité, détresse, honte, etc.). La colère est juste et doit pouvoir trouver un lieu d’expression.  Si elle devient incontrôlable, il s’agit de solliciter un professionnel de l’accompagnement. La colère relève d’un phénomène de délocalisation psychique: plutôt que de s’effondrer sur soi-même, on va investir l’autre (le « traitre », « menteur », « abandonneur ») et ainsi, se protéger.

Trois écueils à éviter: tenter de rassurer, faire oublier et attaquer l’ancien partenaire. S’en prendre à « l’autre » n’a pour effet que d’abîmer l’histoire qui fut la leur. Cet « autre », il a été aimé et a aimé. Leur histoire n’était ni une chimère ni une vaste blague. Nous sommes des êtres de relation. Nous existons grâce au lien. Préserver le capital relationnel de la personne quittée revient à protéger son socle vital. Tel est le rôle de l’entourage.

Conclusion

Jean Van Hemelrijck met en lumière les risques d’effondrement psychique, réels à l’issue d’une séparation.  

A ceux que la tourmente a emportés, ce livre offre des pistes de lecture des enjeux qui sont les leurs de même que des clés pour vivre autrement une séparation.  Comprendre que le combat n’a d’autre vocation que de maintenir un lien dont la perte irrémédiable confronte à l’effroi du néant, permet d’en sortir.  

L’espace d’échanges que prône l’auteur au cours d’une séparation est une proposition séduisante pour éviter les ornières dans lesquelles la séparation menace de plonger. Apprendre – enfin – à se parler, même si ça semble « trop » tard, ainsi qu’écrire ensemble la fin de l’histoire: deux issues sereines pour se donner la chance de se reconstruire.

Questions pour prolonger la réflexion:

Pour les couples en séparation:

Bilan de votre état psychique: Jean Van Hemelrijck met en garde contre les dangers d’effondrement psychique à la suite d’une séparation:

  • qu’en est-il de votre “santé psychique” ?
  • avez-vous développé des mécanismes de protection ? (déni, fuite en avant, répétitions, colère dirigée vers l’autre, etc.)
  • comment l’autre continue-t-il à vivre dans votre vie psychique ?
  • quelles émotions la présence de l’autre dans votre vie psychique engendre-t-elle chez vous ?
  • quels messages ces émotions vous communiquent-elles ? (voyez ma chronique sur les émotions (“Emotions, mode d’emploi”, en cliquant ici).
  • comment exprimer ces messages de manière adéquate ? (voyez ma chronique sur la communication non violente, en cliquant ici) 

Parcourez votre histoire d’amour:

  • par quels éléments lui avez-vous donné sens ?
  • comment allez-vous donner sens à la fin de cette histoire ?

En présence d’enfants, comment les prémunir des dégâts occasionnés par une séparation ? 

  • votre combat se limite-t-il à la sphère conjugale ou a-t-il investi la sphère parentale ?
  • comment permettre aux enfant de réintégrer leur place d’enfant ?

Pour les couples qui sont ensemble:

Jean Van Hemelrijck définit une relation de couple comme « une danse relationnelle qui se construit sur un mouvement réciproque ».  Où en est votre « danse relationnelle » avec votre partenaire de vie ? 

  • quels sont les ingrédients qui rendent votre « danse relationnelle » unique ? 
  • comment saluez-vous votre conjoint au réveil ?  prenez-vous le temps de lui donner un baiser, une caresse ou vous levez-vous rapidement pour attaquer la journée et les multiples tâches à remplir ?
  • comment retrouvez-vous votre partenaire après une séparation de quelques heures ?

Quel(s) rapport(s) entretenez-vous avec le corps de votre partenaire ? 

  • outre les relations sexuelles, comment touchez-vous votre conjoint ?
  • quels sont les petits gestes que vous posez quotidiennement qui accompagnent le corps de l’autre, qui entretiennent la danse relationnelle ?

Le coin des bonnes adresses:
Il existe des groupes de paroles, animés par un psychologue et/ou un médiateur, pour enfants et d’autres pour les parents ou beaux-parents d’un couple en séparation. A titre d’exemple, il y a les ateliers du lien.
Certains stages de couples sont ouverts aux partenaires désirant échanger autour de leur séparation. C’est le cas notamment des stages imago. Une manière inédite et sereine de prendre le temps de vivre la séparation et d’écrire son histoire de “désamour”… Cela étant, nul besoin d’être en crise pour s’inscrire à un stage. L’envie de faire le point sur son couple, de le faire grandir ou évoluer sont des motivations oh combien légitimes.

Cet autre que j’ai quitté, qui m’a quitté a été l’objet de mon amour comme j’ai été l’objet du sien. Ne fût-ce que l’espace d’un instant la relation était sincère et partagée. La vie a eu ces quelques minutes de suspension, où l’on a eu raison d’y croire 

— Jean Van Hemelrijck